E comme l’esprit des objets

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                    Noé a longtemps hésité à venir récupérer quelques objets de la maison familiale à la mort de ses parents. Ils n’étaient pas très proches. D’ailleurs, il ne partageait pas grand-chose avec eux. À quoi bon retourner sur place pour voir des objets sans intérêt ? Il avait pensé un temps faire vider la maison par des professionnels avant de changer d’avis sur l’insistance de sa femme et à condition que cette dernière l’accompagne. N’ayant jamais rencontré la famille de son mari, Hortense était ravie d’avoir l’occasion d’en savoir plus.

                Quand Noé passe le petit portail du pavillon où il a grandi, il ressent un sentiment étrange. Si on lui avait demandé la veille de le décrire, il en aurait été incapable, mais là, une fois devant, il a l’impression de l’avoir toujours connu, sans interruption. C’est toujours le même portail, en bois blanc, bien que maintenant un peu de guingois et à la peinture écaillée. Il se souvient que bébé, il avait l’impression d’une frontière infranchissable, qui le protégeait du monde inconnu. À dix ans, c’était la porte du monde des chevaliers menant à la maison protectrice des parents, son château. Puis à quinze ans, il s’amusait à le passer tel un sauteur de haies, ce qui faisait enrager son père et inquiétait sa mère craignant que le bois cède sous son poids.

                Noé est troublé par ses bouffées de souvenirs et de sentiments contradictoires qui lui viennent. Lui qui pensait que tout était enterré depuis longtemps sous un épais manteau d’indifférence ! Il n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, quand il pénètre dans la maison par la porte d’entrée, il a juste le temps de ravaler un « Bonjour papa, bonjour maman ! C’est moi, je suis rentré ! ». Ces mots, qui meurent sur ses lèvres, c’était un rituel qu’il avait suivi jusqu’à ses dix-sept ans, avant de quitter définitivement ses parents pour l’armée et une vie sans eux. Il effectue néanmoins un petit temps d’arrêt avant de s’engouffrer dans la maison qui fait comprendre à Hortense que cette visite n’est pas aussi anodine pour son mari que son visage impassible veut bien essayer de le faire croire. Le rez-de-chaussée, qui a bien changé depuis son départ, ne lui évoque rien de particulier, ce qui lui permet de reprendre son souffle et de redevenir maître de lui-même. Il va en avoir besoin.

                Il monte l’escalier vers l’étage où se trouvait notamment sa chambre. Qu’est-elle devenue ? Existe-t-elle encore ? Il sent sa femme sur ses talons. Sa présence le gêne un peu, car c’est le retour vers un passé qu’il aurait souhaité oublier, une visite intime. En même temps. Il est content de la sentir à ses côtés, calme et bienveillante comme à son habitude. Hortense, cela a toujours été son havre de paix malgré son exubérance et son tempérament de méditerranéenne bien trempé. Tandis que son cœur bat de plus en plus la chamade au fur et à mesure qu’il s’approche de son ancienne chambre, il ne peut s’empêcher de chercher sa main pendant qu’il ouvre la porte. C’est un choc pour lui ! La pièce est restée telle quelle, à croire qu’il était parti la veille. Même les posters affreux et démodés de stars oubliées de l’époque continuent à enlaidir la tapisserie des années soixante-dix, aux couleurs orange et marron psychédéliques et passées. Il aurait presque préféré qu’il n’y ait plus eu trace de lui, donnant ainsi une justification valable à sa décision de ne plus leur donner de nouvelles depuis sa majorité : « mes parents ne m’aimaient pas, la preuve, ils ont fait table rase de mon souvenir après mon départ ». Mais il sait bien que c’est faux. Pas une pièce commune au rez-de-chaussée sans une photo de lui, un de ses dessins ou trophées de judo !

                Maintenant qu’il analyse brièvement ses relations avec ses parents, il se rend compte qu’il a été finalement un enfant très aimé. C’et juste que ses parents n’ont jamais été très démonstratifs. Ils savaient aimer, avaient un cœur gros et généreux, mais voilà, on ne leur avait pas transmis la faculté de témoigner leur amour par des petits mots ou des signes. Noé se met à fondre en larmes. Hortense prend son homme dans les bras. C’est la première fois qu’elle le voit pleurer. Cela l’émeut de voir ainsi son taiseux de mari qui parle difficilement de ses sentiments et qui garde tout en lui. Le temps est peut-être arrivé qu’il ouvre les digues de son cœur. Il ne pourra pas rattraper le temps perdu avec ses parents, mais avec sa femme et ses propres enfants, tout reste possible.

(copyright: Léa Tlantique / blog historiettes décalées- Tous les textes sont des originaux, merci par avance de respecter le droit de la propriété et de me contacter si vous souhaitez en utiliser une partie).


Les objets ne sont pas que de simples accessoires. « Nos objets sont le support d’attentes, d’attachements et de déceptions semblables à celles que nous éprouvons pour les êtres humains », selon le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron dans son livre  Comment l’esprit vient aux objets. Pour en savoir plus :

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